Le paradoxe du lac gelé

Au cours de l'hiver 2020/2021, la période froide de fin janvier fut suivie début février d’un fort redoux accompagné d’intenses précipitations neigeuses et c’est durant cette période de redoux que le lac du Chevril a commencé à geler (Figure 1).

Le gel du lac du Chevril n’a pas lieu toutes les années, les conditions à réunir pour observer ce phénomène sont particulières. Il est nécessaire de s’intéresser à la dynamique des lacs d’altitude pour mieux comprendre cet évènement.

 

Quelques éléments sur la dynamique saisonnière des lacs d'altitude :

La dynamique d’un lac est notamment influencée par :

-          les courants locaux créés par les affluents et les émissaires ;

-          le vent qui déplace et mélange les masses d’eau ;

-          les variations de température au cours des saisons.

La température représente l’effet majeur sur la dynamique du lac, les périodes de réchauffement ou de refroidissement conditionnent le mélange ou la stratification des eaux (voir figure 2). En été, le soleil réchauffe la partie supérieure du lac et on observe une stratification thermique de ce dernier. L’action du vent et le refroidissement de l’atmosphère permettent un brassage automnal des eaux ; la température dans le lac s’homogénéise progressivement. En période hivernale, lorsque l’eau du lac est suffisamment froide (environ 4°C), on observe une stratification thermique inversée qui est accompagnée du gel de la surface du lac. Au printemps, le réchauffement et le vent permettent de remélanger des eaux et le cycle se répète d’une année sur l’autre.

Figure 2 : Dynamique des lacs d’altitudes – fonctionnement dimictique / polymictique.

En principe, un lac qui connait une seule période de brassage dans l’année sera qualifié de monomictique, alors qu'on le dira dimictique s'il brasse deux fois par an (et stratifie deux fois également). Pour le lac du Chevril la dynamique est dimictique voire polymictique comme illustré ci-après.

 

 Observations de l'hiver 2021 au lac du Chevril :

Les données de suivi de la température du lac du Chevril ont été fournies par EDF, elles sont présentées en figure 3 ci-après. Les températures sont enregistrées dans le canal de fuite du barrage et ne sont en aucun cas représentatives des variations sur l’ensemble du lac mais donnent une bonne idée de l’évolution de la dynamique du lac.

Le pic maximum de température de 8°C est atteint en novembre et correspond à la fin de l’homogénéisation des eaux lors du brassage automnale (cf. figure 2). Du mois de décembre jusqu’à fin janvier, on observe une baisse progressive des températures jusqu’à environ 4°C. Cette baisse est immédiatement suivie du gel du lac et d’une stabilisation des températures qui correspond à la stratification thermique inversée (voir figure 2).

 

Figure 3 : Evolution de la température du lac du Chevril (canal de fuite) entre novembre 2020 et mars 2021- Base de données fournies par Hydro Alpes EDF.

 

Pourquoi le lac du Chevril a-t-il choisit la semaine la plus douce de l’hiver pour geler ? Comment expliquer ce phénomène qui peut sembler contre intuitif ? Pourquoi observe-t-on un basculement du fonctionnement du lac à partir de 4°C ?

 

Explication du phénomène :

Ce phénomène est lié aux propriétés particulières de l’eau (voir figure 4 ci-après). En effet, « en règle générale, la densité d'un corps augmente lorsque sa température diminue : ainsi, dans la majeure partie des cas, plus un liquide est froid, plus il est dense, et à l'état solide un corps est aussi généralement plus dense qu'à l'état liquide. Or, l'eau représente une exception à cette règle (appelée « anomalie dilatométrique ») : si, à température ordinaire, l'eau devient plus dense lorsque la température diminue, cette tendance s'inverse entre 4°C et 0°C : à partir de 4°C, l'eau se dilate en se refroidissant » [Bonnet, 2005] et [Fizeau, 1866]. Ainsi quand la température moyenne du lac atteint environ 4°C, le froid ne peut plus descendre en profondeur (convection stoppée) et reste bloqué en surface pour permettre la formation de la glace. La glace étant elle-même moins dense que l’eau va flotter sur cette dernière, c’est également pour cette raison que l’eau gèle d’abord par le dessus contrairement à l’huile.

Figure 4 : Evolution de la densité de l’eau en fonction de la température et changement d’état (solide/liquide/gaz) d’après Bettin et Spieweck [1990].

 

Autrement dit, avant de pouvoir espérer geler la surface d’un lac, il est nécessaire de baisser progressivement sa température à environ 4°C. Pour le cas du lac du Chevril, son volume est important (235 millions de m³ à pleine capacité) ce qui lui confère une grande inertie thermique. Le temps pour le refroidir suffisamment peut parfois être très long et certains hivers ne pas se produire. Début février, le fort redoux de l’atmosphère et les fortes chutes de neige ont probablement eu un effet accélérateur pour le refroidissement du lac avec un déversement rapide de grandes quantités d’eaux de fonte particulièrement froide. La température critique de 4°C a dû être atteinte lors du redoux et les gelées nocturnes ont permis à la surface du lac de se solidifier en dépit de ce redoux généralisé.

 

Implications sur l'écologie du lac :

Le brassage automnal des eaux du lac joue un rôle fondamental pour son fonctionnement écologique. Lors de leur descente vers le fond, les eaux froides riches en oxygène vont réoxygéner le milieu. Les éléments nutritifs du fond sont remobilisés et redistribués dans la colonne d’eau.

Lors du gel du lac en hiver, l’inversion de la stratification fait que les eaux froides de surface ne convectent plus vers le bas, ce qui empêche le refroidissement des eaux plus profondes et permet de conserver une température stable de 4°C en profondeur. Ce phénomène d’inversion thermique est déterminant pour la survie de la faune et la flore du lac l’hiver.

Dans ce contexte de réchauffement climatique, ce phénomène de gel du lac du Chevril sera de plus en plus rare à observer dans les années à venir.

 

Pour aller plus loin :

Conservatoire d’espaces naturels de Haute-Savoie - Réseaux des lac sentinelles [En ligne] http://www.lacs-sentinelles.org/fr/pages/pr%C3%A9sentation

Bettin H. et Spieweck F., 1990 - « Die Dichte des Wassers als Funktion der Temperatur nach Einführung der Internationalen Temperaturskala von 1990 », PTB-Mitteilungen, 100e série, no 3,‎ p. 195.

Bonnet G., 2005 - Pourquoi la glace se forme-t-elle d'abord en surface ? [En ligne] http://culturesciencesphysique.ens-lyon.fr/ressource/QSglaceSol.xml

Dussart B., 1966 - Limnologie – L'étude des eaux continentales, Paris, Gauthier-Villars, (réimpr. 1992, éd. Boubée), 678 p.

Fizeau H., 1866 - « Mémoire sur la dilatation des corps solides par la chaleur », Comptes Rendus des Séances de l'Académie des Sciences, Paris, vol. 62, p. 1101-1106, 1133-1148.

Hade A., 2002 - Nos lacs – les connaître pour mieux les protéger. Éditions Fides, 360 p.

Wetzel R.G., 2001 - Limnology: Lake and River Ecosystems. 3e édition. Academic Press, 850 p.